Paysages
dépaysés
A propos de Michel
Barjol
L'artiste affiche son projet de façon apparemment anodine:
"Paysages choisis", mais au contact de l'oeuvre la formule
se révèle subversive. Qui dit choix dit ici réappropriation
radicale ! Pourquoi opérer un tel dépaysement de son propre pays,
si ce n'est le prix de sa liberté ? Car il ne s'agit pas de se
soumettre au despotisme des lieux, de les "représenter"
servilement, mais de s'en affranchir pour les reconstruire dans un
espace différent, reconfiguré et transfiguré.
D'abord ruser avec ce terroir si souvent caricaturé, en le
soumettant à une vue aérienne : imposer une verticalité pour
libérer le paysage de ses pesanteurs chtoniennes et de ses clichés
touristiques. Pour effectuer cette ascèse, il s'agit de prendre de
la hauteur, de se donner de l'air, de désenclaver le paysage :
l'outil technologique de Google Earth offre ici une nouvelle
clé. Mais ce n'est encore qu'une étape transitoire, car l'espace
recréé est loin d'être abstrait. Au contraire, le paysage épuré
est résolument remodelé, réaménagé, réhabité, tout en gagnant
en universalité. Un pays n'est pas fait que de limites, de contours,
de "coins", mais de passages, d'ouvertures, d'horizons...
La disjonction de l'espace plastique vis-à-vis des lieux permet
de rédimer leur finitude. N'est-ce pas la racine même du mot espace
(en grec, spaô) que de signifier "tirer hors de,
extraire, étirer au point de déchirer" ? La technique
artistique opère ici sur le topos familier un travail
d'extension pugnace, de fragmentation, pour se placer résolument
dans l'Ouverti.
Soumis à une dislocation salutaire, le paysage est littéralement
sculpté et rebâti par l'artiste : il fait alors apparaître des
sillons, des tracés, des dénivelés, des lignes de crêtes, des
écartements, des intervalles, des passages insoupçonnés, des
issues esquissées, des tronçons qui s'ébauchent et se chevauchent,
d'invisibles correspondances ... On peut penser aux "chemins
qui ne mènent nulle part" du philosophe rustiqueii,
mais ici il ne s'agit plus simplement de chemins recouverts d'herbes
qui s'arrêtent en lisière de forêts, comme au bout du monde :
plutôt des perspectives ouvertes par une exigence artistique tenace,
imposant du haut de l'atelier les lois de son imaginaire. L'artiste
devient alors le paysagiste d'espaces u-topiques,
d'émancipation vis-à-vis du locus originel.
Mais le dépaysement est aussi intérieur et initiatique.
D'anamorphoses en métamorphoses, la multiplication des points de
vues incite à une expérience, au sens étymologique du terme : une
traversée périlleuse au bout de laquelle s'ouvrent de nouveaux
accès au regard. A l'encontre de ceux qui souffrent malheureusement
de la "cécité à l'aspect", il incite au "seeing
as"iii,
au "voir autrement" ce qui nous semble le plus familier, à
accéder à une "mentalité élargie". Plus que des
chemins, il s'agit de se prêter à un cheminement personnel : se
distancier de ses habitudes pour mieux s'approfondir soi-même, par
un déplacement intime, peut-être même un arrachement à ses
racines.
L'oeuvre offerte ici confirme que la démarche artistique ne vaut
que pour nous sortir des sentiers battus et, en ce sens, Michel
Barjol est bien plus qu'un paysagiste... Nulle mise en scène d'un
donné trop bien reconnaissable, mais plutôt sa fracturation pour en
libérer les possibles enfouis et transformer ainsi les chemins des
paysans en autant de cheminements dépaysants.
Alain Cambier, Lille, août
2013
iCf.
Rainer Maria Rilke, 8ème élégie de Duino.
ii
Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part: "Dans la forêt,
il y a des chemins qui, le plus souvent, se perdent soudain,
recouverts d'herbes, dans le non-frayé".
iii
Cf. Wittgenstein, Recherches philosophiques, XI.
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